La Maison des Reptiles de Jhafis Quintero

Certains vices sociaux me font regretter la sincérité carcérale, encore aujourd’hui. Je me sens privilégié d’avoir connu une si grande variété d’êtres humains dans un espace aussi restreint. [...]

La ville était un monde variable aux limites bien établies entre l’argent, l’art et la marginalité. [...]

Le monde dans lequel je vivais était loin du monde dans lequel j’avais grandi. Il était aussi différent que celui laissé derrière les murs de la prison. La globalisation : l’art, les pays, leurs politiques. Même les prisons se mondialisaient. [...]

Ma première expérience de l’hiver européen fut une gifle de quelques degrés au-dessous de zéro lorsque je sortis de l’aéroport pour fumer une triomphale cigarette. Rien comparé aux images de Noël que ma sœur collait sur la porte du placard au Panama [...]

Cet après-midi-là, à l’accueil de la bibliothèque de la fondation de Virginia où j’étais chargé d’informer le public sur les prochains événements, Francesca et moi nous nous sommes regardés longuement comme se reniflent les animaux qui coïncident dans l’espace et dans les intentions. Nous vivions tous deux avec l’urgence des naufragés, tous deux à peine sortis de situations complexes, et nous nous sommes rencontrés en un moment, ce moment, qui s’avérait juste pour tous les deux. [...]

[...] Par un hasard qui seul arrive dans les bars, on m’invita à écrire une nouvelle pour un magazine international. C’était la première fois que j’écrivais publiquement. Apparemment, je possédais en plus de l’art visuel d’autres ressources pour communiquer. [...]

Ma première œuvre importante fut réalisée avec la collaboration de María. Nous créâmes un livre, Indubia tempora, contenant des images d’objets saisis à des détenus par la police pénitentiaire. C’était une compilation de photographies d’artefacts interdits confisqués dans les prisons, prothèses merveilleuses et ingénieuses créées de la fusion de deux ou plusieurs objets dans un but précis : transgresser la nature d’un endroit conçu pour limiter. [...]

[...] Malgré la discipline avec laquelle je gérais ma vie, je ne pus apprendre à temps comment vivre en couple. J’échouai dans cette importante tâche. Je ne savais gérer la confrontation qu’implique naturellement une telle proximité. Je n’étais pas prêt à voir mon reflet aussi vite. [...]

[...] Virginia et sa fondation artistique m’offraient une opportunité de sublimer mon identité interne de possédé, une opportunité que les quatre-vingt-dix-neuf pourcents des détenus n’auraient pas. [...]

Je quittai la prison avec le sentiment d’être né vieux, avec la sensation d’avoir grandi dans un ventre maternel de béton et de métal où tous mes besoins avaient été rectifiés : alimentation, abri, dispositifs thérapeutiques. [...]

J’assistai aux ateliers d’Haru Wells pour rompre la routine de la survie carcérale et échapper à la marche du temps, mais aussi parce que j’avais le désir sincère d’apprendre. Nous étions une vingtaine de prisonniers, une vingtaine à nous approcher de l’atelier. Bientôt, nous ne fûmes plus que neuf : les neuf qui arriveraient jusqu’à la fin. [...]

[...] Les matins, je me levais de bonne heure après le premier décompte et me rendais dans la pièce où j’avais installé le sac de sable. Je lui donnais des coups de pied aussi forts que possibles tout en émettant des cris martiaux volontairement exagérés qui scandaient le silence sépulcral. [...]

Cinq ans plus tard, ma mère me rendit visite. Limitée par les ressources économiques familiales, elle voyagea pendant dix-huit heures dans un bus, sans interruption, nourrie uniquement par un amour inconditionnel. [...]

[...] Les premiers jours de captivité, je vivais dans une photographie. Tout se répétait, chaque jour, avec une précision monstrueuse. La même nourriture, les mêmes flics, les mêmes voisins, les mêmes blagues, les mêmes réactions aux mêmes blagues. On dit que l’enfer est répétitif. [...]

Des mois plus tard, toujours en probation, je parcourais les allées du marché de San José, capitale du Costa Rica. La date du procès était imminente. Mais entre les ventes estivales et les soldes, j’avais trouvé une troisième option [...]

Au début des années 1990, peu de temps après l'invasion du Panama par les troupes américaines, poursuivi par la police, je m’enfuis au Costa Rica. Je quittai pour toujours ma famille, ma maison, mon quartier, ma terre. Je quittai tout ce que j’avais connu jusque-là. [...]

Mon frère Shaid et moi étions très proches. Les rares fois que nous nous battions, c’étaient de féroces affrontements qui n’allaient pas plus loin, grâce aux rapides interventions de notre mère et à la fermeté de sa matraque – un élément correctif offert par la redoutable brigade policière qui s’occupait de la prophylaxie du quartier, connue sous le nom des Douze salopards. [...]

Lorsque je quittai mon enfance, je renonçai moi aussi à collectionner les pièces de monnaie qui se trouvaient dans la rue ou celles qui tombaient des poches de mon père lorsqu’il dormait dans le hamac. Cachées dans un pot de mayonnaise, je les enterrai dans la cour de la maison. De temps en temps, secrètement, je les exhumais et les regardais entre mes mains, comme le pirate caressant son trésor le plus précieux. [...]

Je fréquentais l’école République du Costa Rica, l’un des plus anciens édifices de Panama portant le nom du pays voisin. Je reçus la même éducation publique que toutes les autres générations de voisins du quartier, une éducation destinée à préparer la main-d'œuvre bon marché de demain. [...]

Depuis la porte de ma maison – la maison des petits colombiens comme on l’appelait dans le quartier –, depuis cette porte donc qui ne fermait pas à cause du temps et des pluies qui gonflaient le bois de piètre qualité, on dominait toutes les petites scènes des maisons des environs. [...]

Je suis assis au cinquième étage d’un immeuble d’étudiants, abrité seulement par les souvenirs tropicaux qui me libèrent des cinq degrés au-dessous de zéro de l’hiver local. Je fume mon deuxième paquet de la journée, des Gauloises. En bas, dans la rue, caché derrière les lumières des néons, le froid est un être immobile qui m’attend pour m’embrasser jusqu’à l’hypothermie. [...]

Préface de Barbara Polla et Julie Gil, lue par Barbara Polla